Le rôle des femmes dans la transmission des saveurs : portraits de cuisinières d’Asie du Sud

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Dans les cuisines fumantes de l’Inde, les cours intérieures ombragées du Bangladesh, les maisons colorées du Sri Lanka et les villages himalayens du Népal, ce sont souvent les femmes qui détiennent les clés des saveurs. Depuis des siècles, elles perpétuent des recettes familiales, des techniques ancestrales et des rituels culinaires qui transcendent le simple acte de nourrir. Elles sont les gardiennes des épices, les maîtresses des mélanges secrets, les transmettrices des gestes qui font d’un plat bien plus qu’un repas : une mémoire, une identité, une résistance.

Derrière chaque pickle maison, chaque laddoo préparé pour un mariage, chaque pongal cuit lors d’une fête tamoule, il y a une histoire de femme — une grand-mère qui a appris de sa mère, une mère qui transmet à sa fille, une fille qui réinvente pour son époque. Mais au-delà de la transmission, la cuisine est aussi, pour beaucoup, un outil d’émancipation, un moyen de survie, voire un acte de résistance face aux inégalités.

Plongeons dans ces portraits de cuisinières, ces héroïnes méconnues qui, à travers leurs plats, racontent l’histoire de leur famille, de leur communauté, et parfois même de leur pays.

Les grands-mères : les bibliothèques vivantes des recettes familiales

Dans les familles sud-asiatiques, les grands-mères sont bien plus que des cuisinières : ce sont des archives vivantes. Leurs mains, usées par des décennies de travail, connaissent par cœur les proportions des épices, les temps de cuisson, les astuces pour conserver les saveurs. Leurs recettes ne sont pas écrites, mais transmises oralement, avec des gestes précis, des anecdotes, et parfois des secrets bien gardés.

Savithri Amma, 82 ans, Kerala : la reine des pickles et des mélanges d’épices

Assise sur le seuil de sa maison à Kochi, Savithri Amma écrase des graines de moutarde dans un mortier en pierre. « Ce mortier a plus de 60 ans, » dit-elle en souriant. « Ma mère me l’a donné quand j’ai épousé mon mari. Elle m’a dit : ‘Avec ça, tu ne perdras jamais le goût de chez nous.’ »

Savithri est célèbre dans son village pour ses pickles — ces conserves de légumes ou de fruits marinés dans du vinaigre, de l’huile et des épices. « Le secret, c’est de faire sécher les ingrédients au soleil pendant trois jours avant de les mariner, » explique-t-elle. « Et il faut toujours ajouter une pincée d’asafœtida (hing) pour chasser les mauvais esprits. »

Ses pickles de mangue et de citron vert sont légendaires. « Quand j’étais petite, les femmes de la famille se réunissaient après la récolte pour préparer les pickles ensemble. On parlait, on riait, on pleurait parfois… Mais surtout, on transmettait. » Aujourd’hui, elle apprend à sa petite-fille, Meera, 16 ans, comment doser les épices. « Elle a déjà le coup de main, » dit-elle fièrement. « Mais il lui faut encore apprendre la patience. »

Une recette, une histoire : le pickle de mangue de Savithri « Prenez des mangues vertes, coupez-les en morceaux. Faites-les sécher au soleil pendant trois jours. Puis, dans de l’huile de moutarde chaude, ajoutez de la moutarde en graines, du fenugrec, du curcuma, du piment rouge et de l’asafœtida. Mélangez avec les mangues et laissez reposer deux semaines. Le goût ? Une explosion de soleil et d’épices. »

Begum Jahanara, 78 ans, Lahore : les laddoos des mariages, un héritage moghol

Dans la vieille ville de Lahore, Begum Jahanara prépare des laddoos depuis qu’elle a 12 ans. Ces boules sucrées, à base de farine de pois chiches (besan), de ghee et de cardamome, sont un must lors des mariages musulmans.

« Ma grand-mère cuisinait pour le roi de Lahore, » raconte-t-elle. « Elle m’a appris que chaque laddoo doit être parfait : ni trop dur, ni trop mou. Et surtout, il doit fondre dans la bouche comme un soupir. »

Pour Begum, préparer les laddoos pour un mariage est un rituel sacré. « On commence par une prière. Puis, on fait chauffer le ghee à feu doux — jamais à feu vif, sinon les laddoos deviennent amers. Ensuite, on ajoute la farine et on remue sans arrêt, comme si on tournait les pages d’un livre de prières. »

Aujourd’hui, elle forme les jeunes filles du quartier. « Elles veulent tout faire vite, avec des machines. Mais un bon laddoo, ça se fait à la main, avec amour. »

Un enjeu social : la transmission en danger Avec l’urbanisation, beaucoup de jeunes femmes préfèrent acheter des sweets tout faits. « Elles perdent un morceau de leur âme, » déplore Begum. « Mais je ne désespère pas. Tant qu’il y aura des mariages, il y aura des laddoos faits maison. »

Les mères : entre tradition et modernité

Les mères sud-asiatiques sont souvent le pont entre le passé et le présent. Elles ont appris des grands-mères, mais doivent aussi s’adapter aux contraintes modernes : travail, manque de temps, ingrédients difficiles à trouver.

Priya Menon, 45 ans, Chennai : le pongal des fêtes tamoules, un acte d’amour

Priya Menon vit à Chennai, où elle travaille comme enseignante. Mais chaque année, pour Pongal (la fête des récoltes tamoule), elle prend trois jours de congé pour préparer le pongal, un plat de riz et de lentilles cuit dans du lait et du jaggery (sucre de palme).

« Ma mère disait que le pongal, c’est comme une prière, » explique-t-elle. « On le prépare en remerciant la terre pour ses dons. Et on le mange en famille, assis par terre, sur une feuille de bananier. »

Pour Priya, ce rituel est un moyen de connecter ses enfants à leurs racines. « Ils grandissent avec des burgers et des pizzas. Mais le jour de Pongal, ils savent qu’ils sont tamouls. Parce qu’ils sentent l’odeur du riz qui cuit dans le lait, ils voient la fumée qui monte du feu de bois, ils entendent les prières que je murmure en cuisinant. »

Un rituel en trois étapes :

  1. La préparation : Les lentilles et le riz sont lavés ensemble, symbole d’unité.
  2. La cuisson : Le mélange est cuit dans un pot en terre sur un feu de bois, jusqu’à ce qu’il déborde — un signe de prospérité.
  3. Le partage : Le pongal est d’abord offert aux dieux, puis aux voisins et enfin à la famille.

« C’est plus qu’un plat. C’est une façon de dire : ‘Nous sommes là, nous existons, et nous célébrons la vie.’ »

Shahana Begum, 50 ans, Dhaka : les self-help groups, quand la cuisine devient résistance

Au Bangladesh, Shahana Begum fait partie d’un self-help group (groupe d’entraide) de femmes rurales. Ensemble, elles préparent des pickles, des épices moulues et des sweets qu’elles vendent sur les marchés locaux.

« Avant, les hommes disaient que notre place était à la maison, » raconte-t-elle. « Mais maintenant, grâce à ces groupes, nous gagnons notre propre argent. Et ça, ça change tout. »

Les femmes de son groupe ont appris à cultiver leurs propres épices, à négocier avec les marchands, et même à exporter leurs produits dans les grandes villes. « Nous ne sommes plus des femmes invisibles. Nous sommes des entrepreneuses. »

Un impact social immense :

  • Autonomie financière : Beaucoup de femmes peuvent maintenant payer les études de leurs enfants.
  • Reconnaissance : Leurs produits sont labellisés « fait par des femmes rurales », ce qui attire les consommateurs soucieux d’éthique.
  • Transmission : Elles forment la jeune génération à allier tradition et modernité.

« La cuisine, c’est notre arme, » déclare Shahana. « Avec elle, nous avons gagné notre liberté. »

Les filles : entre héritage et réinvention

Les jeunes femmes d’Asie du Sud aujourd’hui naviguent entre deux mondes : celui des traditions familiales et celui d’une société en rapide mutation. Certaines rejetent les recettes de leurs grands-mères, d’autres les réinventent, et beaucoup cherchent un équilibre.

Ananya Kapoor, 28 ans, Mumbai : réinventer les recettes pour une nouvelle génération

Ananya Kapoor est cheffe végétalienne à Mumbai. Elle a grandi en regardant sa grand-mère préparer des currys au ghee et des sweets au lait concentré. Mais aujourd’hui, elle réinvente ces recettes pour une clientèle jeune et soucieuse de santé.

« Ma grand-mère disait que sans ghee, un curry n’a pas d’âme, » rit-elle. « Mais moi, je prouve qu’on peut avoir une âme végétalienne ! »

Dans son restaurant, « Spice Route », elle propose :

  • Un biryani au jackfruit (à la place du poulet).
  • Des laddoos à l’huile de coco (au lieu du ghee).
  • Un masala chai au lait d’amande.

« Je ne renie pas mes racines. Je les fais évoluer. Parce que la cuisine, c’est vivant, comme nous. »

Un défi : convaincre les puristes Certains clients plus âgés bouderont ses plats. « Ils disent que ce n’est pas ‘authentique’. Mais je leur réponds : ‘L’authenticité, c’est l’amour qu’on met dans un plat, pas les ingrédients.’ »

Plat végétarien
Plat végétarien

Nila Perera, 22 ans, Colombo : les recettes comme lien avec la diaspora

Nila Perera vit à Colombo, mais sa famille est répartie entre le Sri Lanka, le Canada et l’Australie. Pour elle, la cuisine est un moyen de rester connectée à ses proches.

« Ma mère m’a appris à faire des hoppers (crêpes sri-lankaises) en vidéo depuis Toronto, » raconte-t-elle. « Et moi, je lui envoie des photos de mes kottu roti (un plat de rue sri-lankais). C’est notre façon de rester ensemble, même à distance. »

Nila a créé un blog culinaire, « Taste of Ceylon », où elle partage des recettes traditionnelles adaptées aux ingrédients locaux. « Par exemple, au Canada, ma tante utilise du sirop d’érable à la place du jaggery. Ça change le goût, mais l’esprit reste le même. »

« La cuisine, c’est notre langue secrète. Peu importe où on est, quand on prépare un dhal curry ou un pol sambol (salade de noix de coco), on se sent chez soi. »

Une recette transmise de génération en génération : le payasam de la famille Nair

Pour illustrer cette transmission culinaire, voici l’histoire du payasam (un dessert à base de lait, de riz et de jaggery) de la famille Nair, du Kerala.

L’histoire du payasam

« Ce payasam, c’est la recette de ma grand-mère, qui elle-même l’a apprise de sa mère, » raconte Saraswati Nair, 65 ans. « On le prépare pour toutes les grandes occasions : les mariages, les naissances, et même les funérailles, parce qu’il symbolise le cycle de la vie. »

La recette :

  1. Faire bouillir 1 tasse de riz basmati dans 4 tasses de lait.
  2. Ajouter 1 tasse de jaggery fondu et 1 pincée de cardamome.
  3. Laisser mijoter jusqu’à ce que le mélange épaississe.
  4. Garnir de noix de cajou grillées et de raisins secs.

« Le secret, c’est de remuer sans cesse, comme si on tournait les pages d’un livre sacré, » explique Saraswati. « Et il faut toujours en préparer plus que nécessaire, pour partager avec les voisins et les dieux. »

Une recette qui voyage : Aujourd’hui, sa petite-fille, Anu, 25 ans, prépare ce payasam à Dubaï, où elle vit. « Je n’ai pas de jaggery, alors j’utilise du sucre de coco. Et je n’ai pas de noix de cajou, alors je mets des amandes. Mais quand je le goûte, je revois ma grand-mère, assise dans sa cuisine, en train de me montrer comment bien remuer. »

La cuisine comme outil d’émancipation : des self-help groups aux restaurants étoilés

En Asie du Sud, la cuisine n’est pas seulement une tradition : elle est aussi un moyen de s’affirmer.

Les self-help groups : quand les femmes rurales deviennent entrepreneuses

Dans les villages du Tamil Nadu, du Bengale ou du Népal, des milliers de femmes se regroupent en self-help groups pour produire et vendre des épices, des pickles, des sweets et des snacks.

  • Exemple : Dans le Bihar, le groupe « Mahila Vikas » produit des pickles de mangue bio vendus dans toute l’Inde.
  • Impact : Ces femmes gagnent leur indépendance financière et transmettent leurs savoirs à leurs filles.

« Avant, on nous disait qu’on ne savait rien faire. Maintenant, on exporte nos pickles en Europe ! » s’exclame Gita Devi, membre d’un groupe dans l’Uttar Pradesh.

Les cheffes étoilées : briser le plafond de verre

Dans les grandes villes, une nouvelle génération de femmes cheffes réinvente la cuisine traditionnelle avec un regard moderne.

  • Garima Arora (Inde/Thaïlande) : Première femme indienne à obtenir une étoile Michelin pour son restaurant « Gaá » à Bangkok, où elle revisite les saveurs indiennes.
  • Asma Khan (Royaume-Uni) : Propriétaire du « Darjeeling Express » à Londres, elle emploie uniquement des femmes cuisinières et sert des plats inspirés de sa grand-mère.
  • Shreya Gupta (Népal) : Elle a ouvert « Nepali Khana » à Katmandou, où elle forme des jeunes filles rurales aux techniques culinaires modernes.

« La cuisine, c’est un pouvoir, » déclare Asma Khan. « Et les femmes ont toujours eu ce pouvoir. Maintenant, elles commencent à le revendiquer. »

Des cuisinières, des héroïnes

Derrière chaque pickle épicé, chaque laddoo fondant, chaque pongal crémeux, il y a une femme — une grand-mère qui transmet, une mère qui adapte, une fille qui innove. Ces femmes, souvent invisibilisées, sont les piliers de la cuisine sud-asiatique. Elles ont préservé des recettes, nourri des familles, et parfois même changé des sociétés.

Leur histoire est celle d’une résistance douce mais tenace : contre l’oubli, contre les inégalités, contre la mondialisation qui menace les traditions. Et aujourd’hui, alors que le monde redécouvre l’importance des savoirs ancestraux et de la cuisine durable, leur rôle devient enfin visible.

Alors la prochaine fois que vous croquerez dans un samosa, que vous siroterez un chai épicé ou que vous dégusterez un payasam, souvenez-vous : ces saveurs sont le fruit d’un héritage féminin, d’un amour transmis, et d’une résilience qui mérite d’être célébrée.


Et vous, quelle recette familiale une femme de votre entourage vous a-t-elle transmise ? Partagez votre histoire en commentaire ! 🌿✨

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